Les recherches collaboratives à l’étude
Le projet Ircot (Initiatives de Recherches Collaboratives Toulouse) est né d’un questionnement sur les collaborations entre des équipes de recherche et des acteurs non académiques liés à la société civile non marchande (associations, groupements de citoyens, …) ou à de petites entreprises (auto-entrepreneuriat, TPE, PME, …).
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Les collaborations entre les membres des laboratoires de la recherche publique et des personnes ou des organisations d’autres secteurs sont souvent considérées seulement sous l’angle des contrats avec des industriels ou des dépôts de brevets alors qu’il existe de multiples autres formes de collaboration avec des citoyens qui n’impliquent nécessairement de contrepartie financière. Ces collaborations sont souvent passées sous silence car elles ne donnent pas lieu à des formes contractuelles et elles occupent peu de place dans les évaluations des équipes de recherche, même si cela semble évoluer. Elles ont pourtant une portée scientifique sociale et pédagogique non négligeable car elles s’emparent souvent de questions importantes pour les citoyens et encore insuffisamment traitées par la recherche.
L’objectif d’Ircot (en savoir plus) était donc de contribuer à une meilleure connaissance de ces recherches collaboratives, avec quatre objectifs principaux : tenter de circonscrire la notion de recherche collaborative (ou participative, ou citoyenne), c’est-à-dire de comprendre ce que cela recouvre sans imposer une définition, recenser les expériences de ce type se déployant sur le périmètre de l’université de Toulouse, mieux comprendre les processus à l’œuvre dans ce type de recherche, pour permettre potentiellement de mieux les promouvoir et les accompagner. Cette opération a été menée et soutenue par la MSHS de Toulouse, le Labex SMS et l’université de Toulouse, en partenariat avec les sociétés Scool et Echelles et territoires, deux entreprises universitaires dédiées aux recherches en sciences humaines.
Une première exploration a été menée en 2018 dans l’objectif de recenser des projets grâce à plus de 40 entretiens réalisés auprès de diverses directions ou services en charge de l’animation de structure de recherche académique (VP recherche des universités Toulouse 2 Toulouse 3, directeurs de et directrices de structures fédératives de laboratoires, membres des organisations de recherche ou d’enseignement supérieur, etc.).
Cette première étape a permis d’engager également des réflexions sur les dispositifs d’interface entre la recherche académique et les partenaires de recherche, sur les objectifs visés, au départ et dans le déroulement des collaborations, et sur les effets de ces expériences sur les participants. Des questionnaires ont été envoyés à toutes les personnes mentionnées (partenaires, chercheurs et chercheuses). Ils comprenaient une présentation du projet et des participants, et ensuite 5 points correspondant aux étapes classiques d’une recherche (définition des questions de recherche, choix des terrains, collecte des données, analyse, diffusion des résultats) sur lesquels les répondants devaient préciser comment s’était effectuée la collaboration. Sur la même trame, des entretiens ont été réalisés. Enfin, certains membres de l’équipe ont effectué des observations dans la durée de deux recherches collaboratives.
Nous avons recensé 56 cas, dont une quarantaine sont documentées à travers des entretiens avec des membres de la recherche publique et 14 pour lesquelles nous disposons d’éléments plus approfondis, grâce à des questionnaires et à des entretiens, sur le déroulement de l’expérience de collaboration.
Constatons d’abord la diversité des questions étudiées : circulation des vélos à Toulouse ; l’accès à l’emploi des habitants du quartier du Mirail ; utilisation des terres fertiles en zone urbaine ; la gestion de l’eau dans un bassin versant ; réforme de la formation chez les pompiers ; mobilisation contre une fermeture d’usine ; pollution urbaine dans les habitats de particuliers ; évolution du secteur aéronautique après une crise ; développement de l’agriculture biologique sur un territoire ; conception d’outils pour les non et malvoyants ; impact du niveau des lacs de montagne sur des plantes spécifiques ; effet des violences conjugales sur les enfants qui y assistant ; impact de la métropolisation sur les villes moyennes ; lutte contre les moustiques tigres ; manière dont une collectivité territoriale peut se saisir de questions comme les problèmes de déchets ou participation citoyenne ; accès de très jeunes enfants à la culture scientifique ; etc.
Des relations interpersonnelles souvent à l’origine des projets
Comment se sont construites les collaborations ? Dans la moitié des cas, par la mobilisation de relations existantes : relations de travail antérieures, ou sur d’autres projets collaboratifs ou, dans 2 cas, des relations hors du cadre professionnel. Dans 3 cas, les collaborations se construisent à la suite de l’intervention de dispositifs d’intermédiation : la cellule de valorisation de l’université de Toulouse Jean-Jaurès, un médiateur scientifique, un festival scientifique.
On note quelques cas de démarches directes (contacter une personne que l’on ne connaît pas sur la base d’informations publiques) mais l’aspect direct ou spontané est tout à fait relatif, puisque les entretiens ont permis de comprendre que ces personnes avaient déjà un lien au moins indirect par un ami militant dans le premier cas ou par une formation antérieure.
Les collaborations se construisent plutôt à partir de relations sociales professionnelles préexistantes. En revanche elles vont mobiliser des partenaires qui ne sont pas tous en lien entre eux.
Il n’y a de convention que dans la moitié des cas observés et ces conventions ne sont pas forcément complexes. Dans les autres cas il y a plutôt un engagement oral.
Le nombre de partenaires impliqués est très variable d’un projet à l’autre : de 2 partenaires à une dizaine, jusqu’à 17 laboratoires engagés. Tous ne sont pas forcément impliqués au même degré et tous n’ont pas une visibilité complète des autres, ce qui rend difficile le recensement, surtout a posteriori, au moment de l’enquête.
Qui fait quoi ?
La définition des questionnements de recherche a été un moment important pour ces recherches collaboratives. Ce sont plutôt les chercheurs et chercheuses qui ont conduit cette phase avec une participation plus ou moins importante des partenaires, qui n’est majoritaire que dans 4 cas. La perception est différente dans trois cas dans lesquels les membres de la recherche publique estimant que la collaboration est équilibrée, alors que les partenaires voient une implication plus grande de la recherche.
Les graphiques suivants représentent la part prise par chaque type de participant (chercheurs ou chercheurs en bleu, autres partenaires en rouge) dans les différentes phases, selon les un·es ou les autres.
Des divergences peuvent avoir lieu entre partenaires ou apparaître au fil des projets, les questions de recherche évoluant dans le temps, au gré de l’implication des uns ou des autres, ou des financements.
Quand l’initiative a été prise par les partenaires de recherche, ce sont eux qui sont, dans la plupart des cas, principalement impliqués dans le choix des terrains, et qui vont par exemple fournir les informations sur les endroits où aller enquêter, les personnes à contacter. Dans l’un des projets, les chercheuses ou chercheurs ont été débordé·es par la sollicitation du public, ce qui a amené à prendre en compte un terrain plus large tellement les réponses été nombreuses.
Les données sont le plus souvent collectées par les membres de la recherche publique, sauf dans le cas des recherches participatives de type « crowdsourcing » (mobilisation de citoyens pour de la collecte de données) où au contraire ce sont à 90% les partenaires qui effectuent ces tâches. La présence de ces derniers peut être vue comme une médiation pour l’accès au terrain, facilitant, négociant, ou limitant la présence des chercheuses ou chercheurs.
Les analyses sont essentiellement portées par membres de la recherche publique, qui sont considérés à la fois par les partenaires et par eux-mêmes comme plus légitimes sur cette question même si, dans un certain nombre de projets, des échanges sont organisés pour favoriser une analyse partagée. Parfois le problème est de rendre les éléments collectés suffisamment accessibles pour les analyser.
La production et la diffusion des résultats est aussi le fait des membres de la recherche publique, la question de la légitimité expliquant certainement cet état de fait, les partenaires de recherche ayant sans doute plus de mal à diffuser des résultats de recherche, du moins sous une forme académique. Mais ils se saisissent de ces résultats de recherche pour les valoriser dans leur monde social et construire une légitimité propre, par exemple en appui de démarches auprès de politiques. Pour les chercheuses ou chercheurs, l’enjeu est que ces recherches collaboratives soient reconnues comme telles par leurs collègues dans le cadre de publications, mais cette valorisation ne rejoint pas forcément les attentes des partenaires qui souhaitent surtout une diffusion plus large ou une information sur les résultats.
Des projets jugés enrichissants
Finalement, qu’ont apporté ces recherches collaboratives aux personnes qui y ont participé ? Toutes ont parlé d’enrichissement, « d’échanges très féconds », et d’une manière de comprendre mieux les problèmes du point de vue des personnes avec lesquelles elles ont travaillé. « Finalement c’est toujours mieux de travailler avec des gens qui ne sont pas de notre univers plutôt que de ressasser les choses qui sont de notre quant-à-soi », relève un chercheur, quand un partenaire raconte que cela lui a permis de « s’approprier une thématique et d’aller plus loin que ce que l’on imaginait ». Quelquefois ça va beaucoup plus loin justement, et les données collectées peuvent dépasser les partenaires qui ne savent plus très bien quoi faire de tout ce qui a été produit et comment s’en saisir, le valoriser.
De manière transversale des questions ont émergé : celles des temporalités, des financements, des motivations et du rôle des intermédiaires. Le temps consacré est difficile à estimer mais ce qui revient souvent, c’est l’aspect chronophage des recherches collaboratives, notamment parce que l’implication de partenaires issus de différentes structures nécessite du travail d’organisation, mal estimé souvent au départ. Et si personne n’est payé pour le faire, cela peut conduire à un ralentissement voire à un désengagement du projet. La recherche prend du temps ce qui est une évidence pour les membres de la recherche publique qui connaissent la nécessaire maturation de la réflexion, le temps long de l’analyse après la collecte des données et celui de l’écriture, de la restitution, de la diffusion. Mais dans un monde de l’immédiateté, par exemple quand les recherches en sciences humaines sont confondues avec d’autres types de métiers d’enquête (ceux des journalistes par exemple), ces délais sont souvent mal compris. D’autant que cela se traduit parfois par des conséquences concrètes comme la mobilisation de partenaires dans la durée sur des temps non prévus, ou moins financés. Quand tout s’arrête faute de temps, finalement le problème persiste et le collectif peut même être déçu de l’énergie consacrée sans qu’elle ait débouché sur les avancées espérées.
L’étude permet de mettre en évidence le rôle des intermédiaires, position récurrente dans les recherches collaboratives, essentielle pour faire le pont entre des univers différents quant aux objectifs, temporalités, pratiques, compétences. Les intermédiaires peuvent être des personnes impliquées à la fois dans la recherche et dans le monde associatif ou des mouvements citoyens, des doctorantes ou doctorants, ou des partenaires qui ont eux-mêmes une expérience du milieu de la recherche ce qui leur permet de traduire et comprendre les attentes et les motivations respectives des deux parties.
Nous avons interrogé les personnes participant à ces recherches sur les financements éventuels et là encore les différences sont énormes entre des projets qui sont financés par des structures telles que l’ANR (agence nationale de la recherche) et d’autres sur des micro-budgets, voire pas du tout. L’attente des uns et des autres peut porter justement sur l’accès à des ressources en termes de temps de travail, donc de financement. On retrouve ces éléments à la fois chez membres de la recherche publique, qui souhaitent faire financer des stages ou d’autres activités, et chez les partenaires qui espèrent avoir accès à des budgets, des fonds spécifiques. Les choses ne sont pas toujours explicitées et surtout, par définition, quand les projets sont émergents, en construction collaborative, les besoins sont difficiles à évaluer au départ.
Continuer à documenter les projets
Ces résultats ont été présentés lors d’une journée d’études qui a permis d’ouvrir un débat sur ces recherches en émergence, et les questions qu’elles posent aux membres de la recherche publique et aux partenaires. Le rapport est disponible en ligne : https://shs.hal.science/halshs-03968548. La plateforme de recherche Ircot pourra s’en saisir pour continuer à analyser ces démarches originales et donner des éléments d’analyse permettant de mieux les accompagner.
Le travail mené par la plateforme Ircot permet de constater et rappeler que les collaborations entre chercheurs et partenaires de recherche ne sont pas nouvelles, loin s’en faut. Elles sont même présentes depuis très longtemps au sein des deux principales formes de recherche historiquement institutionnalisées. En effet, de même que la recherche industrielle induit des échanges étroits entre chercheurs, ingénieurs et techniciens dans le cadre des processus d’hybridation et de transfert des connaissances une partie de la recherche académique se nourrit d’échanges avec des personnes expertes d’un sujet qui ne sont pas chercheuses académiques (par exemple des « collectionneurs » ou « amateurs de sciences » dans le monde des sciences naturelles, les personnes se prêtant à des expérimentations ou contribuant à des enquêtes en sciences humaines et sociales, …).
Longtemps invisibilisées, les collaborations entre chercheurs et partenaires de recherche issus de la société́ civile non marchande font depuis une vingtaine d’années l’objet d’une attention accrue, particulièrement avec le développement d’un domaine de recherche, dénommé « SAPS » (Sciences Avec et Pour la Société). Ce mode de recherche est aujourd’hui plus fortement promu, notamment dans le monde académique, qui aspire désormais à davantage investir la question des liens Science-Société.
C’est dans ce cadre que le travail de la plateforme Ircot semble particulièrement pertinent. Elle invite en effet à penser des « observatoires » de ces modes de recherche collaboratifs, afin d’accompagner le déploiement des SAPS en considérant à la fois toute la richesse mais aussi les difficultés auxquelles font face ces activités. Le rapport montre en effet combien le développement des SAPS doit s’accompagner d’une attention particulière à la diversité́ de ces formes de collaboration qu’il ne s’agit pas de sous-estimer (en promouvant par exemple une méthode standard ou une collection de « bonnes pratiques »). Cette pluralité́ correspond probablement à la richesse des processus d’échange, de circulation et d’hybridation des connaissances que vise ce domaine de recherche. Nous proposons donc plutôt de se doter d’observatoires nourrissant des réflexions partagées, y compris en assumant des débats et des positions divergentes, pour accompagner, de la façon la plus robuste possible, le développement de ce secteur de recherche. Dit autrement, nous suggérons d’étudier de près, notamment avec les outils de la recherche académique (en particulier ceux des sciences humaines et sociales), croisés avec les savoirs des partenaires de recherche, les enjeux et dynamiques de ces « histoires de collaboration ». Cette « connaissance sur la connaissance collaborative » nous semble indispensable pour pointer les difficultés et manquements rencontrés au cours de ces expériences de recherche tout en mettant en évidence la richesse de leur diversité́.
L’enjeu de mise en exergue de la pluralité et des tâtonnements d’un domaine de recherche en train de se développer est une des garanties permettant notamment la mise en lumière des jeux de pouvoir concernant le contrôle de tout ou partie de ce champ naissant. Cet enjeu de valorisation de la pluralité des formes de collaboration, et, par là même, de transfert des connaissances (de la science vers la société mais également de la société — savoirs d’usages ou d’expérience — vers la science) nous semble également au cœur des enjeux des transformations majeures que nos sociétés vont devoir affronter dans le cadre des grandes transitions qui se présentent à elles. On pense ici notamment à la question de la désinformation et de la construction de l’ignorance en lien avec le niveau de confiance accordée à nos organisations et à nos institutions confrontées à des problématiques majeures cristallisées notamment autour de la crise écologique que nous traversons. Assurer des formes de co-construction et de transfert plus rapide de connaissances robustes pour se confronter à ces transitions implique d’étudier de près, pour mieux les comprendre et potentiellement les promouvoir, les modalités de développement de diverses formes de collectifs apprenants, plus délibératifs, horizontaux, égalitaires ; pour ne pas dire plus « démocratiques ».
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nathalie Chauvac, Brice Navereau, Michel Grossetti et Philippe Terral (14 janvier 2025). Les recherches collaboratives à l’étude. L'ŒIL DU LINQS. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1331u